Une agriculture pour « conserver »… les intérêts  de l’agrochimie

Au motif légitime de protéger les sols agricoles et d’y stocker du carbone, toute une machine à communiquer et enfumer s’est mise en branle depuis quelques années autour de la notion « d’agriculture de conservation ». Basée sur des références scientifiques tronquées, elle sert surtout à diffamer l’agriculture biologique et à justifier l’usage systématique des pesticides.

En matière d’écologie, la « conservation » n’est pas rétrograde, puisqu’elle consiste en général à arrêter de détruire. Lorsque des agriculteurs affirment se préoccuper de la « conservation des sols », comment ne pas nous réjouir ? Certains sont sincères. Vraiment. D’autres ont bâti une belle fusée à deux étages.

Le premier étage est beau, même clinquant. Il est fait d’un alliage de biodiversité et de climat. Ses concepteurs le désignent parfois sous le terme de « techniques culturales simplifiées », d’où le sigle TCS. D’autres parlent plutôt de « sans-labour », d’où l’anglicisme jargonneux « no-till ». La plupart acceptent le concept générique « d’agriculture de conservation des sols », vite abrégée en « agriculture de conservation ». C’est une belle articulation de mécaniques, construite sur un socle indiscutable. D’abord, le labour profond appauvrit la biodiversité d’un sol agricole, car il met sens-dessus-dessous plusieurs couches de micro-écosystèmes et chamboule les lieux de vie de différents types de micro-organismes, d’insectes, de nématodes, etc. Cela ne signifie pas forcément qu’il faille supprimer tout labour, car des labours occasionnels et superficiels peuvent réduire nettement le problème, mais admettons : le sans-labour peut être une solution simple et radicale. Ensuite, ces approches s’accompagnent de l’implantation de cultures non-productives en hiver, pour empêcher que le sol ne reste nu. Ces cultures dites « couverts intermédiaires » sont extrêmement bénéfiques pour la biodiversité microbienne des sols, comme le confirme une méta-analyse scientifique publiée en 2020 par Kim et al.

L’autre vertu du sans-labour est de réduire l’impact négatif de l’agriculture sur le climat. Dans les années 1990, ses partisans invoquaient le moins grand nombre de passages de tracteurs, donc une moindre consommation de fuel. En réalité, c’est un aspect dérisoire du bilan carbone de l’agriculture, et les bio qui labourent ne passent pas forcément plus souvent au total. L’argument principal aujourd’hui est le stockage de carbone dans le sol : les couverts végétaux intermédiaires captent du CO2, puis sont enfouis et constituent de la matière organique stable. Cet argument est beaucoup moins certain, malgré les affirmations catégoriques de ses partisans. Certaines études confirment un meilleur stockage de carbone dans les couches superficielles des sols non-labourés, mais d’autres prouvent que c’est au détriment des couches profondes et qu’il n’y a pas de bénéfice global. Mais admettons, pour la beauté de l’art des fusées.

Ce bel ensemble d’arguments a permis de lancer et mettre sur orbite ce concept, et le faire soutenir par des écologues sincères. Il a alors pu libérer, depuis 2016-2017, le deuxième étage : la défense des pesticides. Car la quasi-totalité des partisans du sans-labour recourent systématiquement aux herbicides pour détruire les couverts intermédiaires. Et tiens, comme c’est bizarre : les principales associations de promotion de l’agriculture de conservation sont financées par Bayer (Monsanto) et Syngenta. Ce n’est pas une accusation, c’est un fait, facile à vérifier car public ; il faut juste être un peu habile dans la recherche de l’information. En France, par exemple, dès que le président de la République a annoncé vouloir « interdire le glyphosate dans les trois ans », les lobbys agrochimiques ont utilisé les réseaux de l’agriculture de conservation pour clamer : « Nous sommes les champions de la biodiversité des sols et du stockage de carbone, et nous ne pouvons pas nous en passer, il ne faut surtout pas l’interdire ». Ces réseaux sont explicitement au service de la promotion des pesticides, et les agriculteurs qui s’y trouvent sont instrumentalisés, parfois à leur corps défendant. Pire, la moitié de la communication des agriculteurs-leaders de ces réseaux consiste à diffamer l’agriculture biologique, de façon presque toujours grossière et parfois franchement ordurière. L’enjeu est clair : il leur faut absolument nier l’existence d’alternatives aux pesticides.

J’ai déjà mis en doute le meilleur stockage de carbone. Ajoutons ici que la méta-analyse de Kim et al. a étudié quelle était la meilleure technique pour « détruire » les couverts intermédiaires si bénéfiques. C’est net et sans bavure : il y a plus de micro-organismes, plus variés et plus actifs, lorsque le couvert végétal est détruit par un labour superficiel en bio (sans pesticide) que lorsqu’il est détruit par un épandage de pesticides sans labourer. En réalité, la bio avec labour léger est meilleure pour la biodiversité et pour le stockage de carbone que le sans-labour avec pesticides.

Comme souvent dans ces situations, ce n’est pas le principe d’une fusée qui est néfaste, mais son but et sa conception. Celle-ci sert en réalité d’outil de communication pour l’agrochimie. Soyons de bons scientifiques : construisons une fusée dont le but soit réellement la conservation des sols. Nous pouvons presque garder le premier étage, à condition d’y ajouter l’agriculture biologique. Nous avons alors un deuxième étage plus technique, plus pointu, associant « bio » et « sans-labour » de façon ouverte (un labour léger est parfois un moindre mal). Mais il est plus difficile à financer, faute de mécènes agrochimiques. L’ensemble décollera-t-il ?

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Précisons pour finir que la fusée « agriculture de conservation » commence à être rebaptisée « agriculture régénératrice ». Comme toujours avec l’agro-industrie, dès qu’une opération de communication est démasquée il faut la relancer sous un faux-nez (comme le HVE qui succède à l’agriculture prétendument « raisonnée »). Pour les lecteurs curieux et lectrices curieuses, un livre récent démontre, à partir de nombreuses références scientifiques fouillées et d’exemples de terrain, que pour être réellement « régénératrice » du vivant, du climat et des sociétés rurales, l’agriculture doit d’abord se baser sur les fondements historiques de l’agriculture biologique paysanne : Vandana Shiva, Jacques Caplat et Andre Leu, Une agriculture qui répare la planète – Les promesses de l’agriculture biologique régénérative, Actes Sud, 2021.

Jacquou le Croquant

narration : Mélaka – musique : Poko