Dernier bastion

Nous vivons dans un monde d’une richesse jamais atteinte jusqu’à ce jour, des richesses terriblement mal réparties, certes, mais d’un niveau que nos grands-parents n’auraient même pas imaginé. En réalité, il y a largement assez de richesses pour tout le monde, si tant est qu’on les partageait. Dans une telle société, un seul objectif devrait guider les dirigeants, le bien-être de tous. Et toutes les décisions devraient être prises de façon à ce que chacun vive dignement, heureux, dans la paix.

Cette vision, à la fois utopiste et de bon sens, est pourtant en contradiction totale avec les valeurs prônées par les dirigeants, à savoir le capitalisme, le libéralisme, bref, la finance, dont le résultat est l’enrichissement toujours plus fort des déjà-riches au détriment des plus pauvres qui passent à la caisse. On trouve dans ce système tout ce qui fait que notre monde court à sa perte : la recherche de performance, la rentabilité, la compétition, en oubliant, naturellement le partage, l’entraide, et les perspectives à long terme.

Chaque parent, chaque éducateur, chaque enseignant est alors amené, consciemment ou non, à faire un choix éducatif : faut-il préparer les futures générations à ce monde de merde en créant des compétiteurs, qui écrasent la concurrence, cyniques et fourbes, afin qu’ils s’intègrent dans notre société décadente ; ou au contraire, avoir une vision utopique, peut-être naïve, et tenter d’inculquer à nos enfants les valeurs inverses, comme la coopération, l’entraide, pour changer notre société, au risque de générer des adultes mal adaptés à ce monde de requins ? En gros, on reste les deux pieds dans la merde, ou on essaie d’en sortir ?

Il y a un lieu où le choix est souvent fait en faveur de l’utopie, c’est l’école primaire (on est parfois moins sensible à ça ensuite, je le crains). A l’école, beaucoup d’enseignants militent pour ne plus mettre les élèves en compétition, remplacer les rencontres d’athlétisme (type cross ou olympiades) par des rencontres de jeux coopératifs, sans classement, sans vainqueurs ni perdants ; pour l’arrêt des notes et des évaluations à outrance pour que l’école soit un lieu où l’on apprend, et non un lieu où on est évalué et sanctionné. Cette vision de l’école est généralement balayée d’un revers de manche au collège et au lycée où on n’en a pas grand-chose à foutre de tout ça, on met des notes comme on l’a toujours fait, on écrème autant que possible afin d’avoir, une fois au bac, de jolis pourcentages de réussite qu’on pourra écrire sur la plaquette publicitaire de l’établissement. Mais bon, les choses évoluent quand même, lentement, et on aimerait qu’un Ministre de l’Éducation Nationale, ou un Président de la République, engage une politique à long terme pour le bien être des apprenants et la volonté de faire de notre société, une société plus humaine, ni plus ni moins.

POURQUOI

Notre Président-candidat a annoncé, la semaine dernière, son plan pour l’école. Avec en filigrane ce poncif des « profs fainéants », il propose de mieux payer les enseignants s’ils travaillent plus, d’évaluer les gosses et de diffuser les résultats par classe afin de mettre les profs, les classes, les écoles en concurrence, de laisser la possibilité aux directeurs de choisir leurs équipes ce qui obligera les enseignants à se vendre comme des commerciaux. Tout cela est clair, il propose de faire de l’école une entreprise comme une autre, libérale, concurrentielle, clientéliste. Terminée, par conséquent, la bienveillance, la liberté pédagogique, la volonté de créer un monde meilleur. Bienvenue à toi, école primaire, dernier bastion humaniste et utopique, dans notre monde de merde perverti par le profit. Bienvenue dans le monde d’Orpéa, d’Amazon et de Monsanto. Bienvenu chez Orwell, Huxley et Bradbury. Bienvenu dans l’abandon d’un monde meilleur, dans le désespoir et le sacrifice des générations à venir. Je ne sais pas pour vous, mais moi, j’ai une subite envie de chocolat.

David Berry

Narration : Félix Lobo